CHAPITRE XXII
À BORD DU MURASAKI

Le local des installations de survie était un fouillis de machines, conduits, casiers de stockage, cuves scellées et robots endommagés. L’air et l’eau de presque tout le vaisseau y étaient purifiés. Kaufman se baissa pour passer sous d’énormes tuyaux, puis manœuvra autour de pièces de machinerie fermées et vrombissantes. Au fond, dans un coin, Capelo et Marbet étaient assis par terre, dos contre la cloison ; Marbet serrait ses genoux contre elle.

« Tout se passe bien ? demanda-t-elle.

— Pour l’instant », répondit Kaufman. Il s’assit de l’autre côté de Capelo. La querelle des deux amants, pourtant insignifiante par rapport à tout le reste, leur collait à la peau comme de la suie.

« Et maintenant ? Nous sommes coincés comme des rats qui ne peuvent même pas quitter le navire par les traditionnelles cordes d’amarrage. As-tu réfléchi à la suite, Lyle ? s’enquit Capelo.

— Penses-tu résoudre bientôt le problème de l’enchevêtrement quantique au niveau macro ? »

Capelo écarquilla les yeux, incrédules : « Quoi ? Tu veux discuter de physique maintenant ?

— J’ai lu il y a quelques semaines que tu cherches à découvrir la façon dont l’enchevêtrement quantique au niveau macro s’intègre dans la théorie de la force de probabilité. Un enchevêtrement du genre tunnels spatiaux. C’est bien sur ça que tu travailles ?

— En termes simplifiés, oui. Mais pourquoi le mentionner maintenant ?

— Je me demande si on ne t’a pas enlevé justement parce que c’est là-dessus que tu travailles. »

Capelo émit un bruit incongru : « Pas de risque, Lyle. Mon travail est tellement théorique et ésotérique que personne ne s’en soucie dans l’armée. Il ne présente aucune application pratique, aucune possibilité technique, aucune utilité pour faire exploser des trucs, tuer des gens ou réussir des coups d’État. Je te l’ai dit, les barbouzes de Stefanak m’ont enlevé et conduit à l’artefact parce que le général se sentait nerveux à l’idée de rapporter dans le système solaire quelque chose qui puisse affecter les cerveaux. Il voulait que je lui fasse part de quelques brillantes considérations supplémentaires.

— En as-tu à émettre ? demanda Marbet.

— Pas la moindre. Et maintenant, Lyle, par quel moyen allons-nous nous tirer d’ici ? Je m’en remets à ta stratégie militaire.

— Nous attendons Magdalena, répliqua Kaufman.

— Je te parle de stratégie, Lyle. »

Capelo avait raison, et pourtant Magdalena leur était indispensable. Pendant les minutes précipitées qui avaient précédé l’arrivée de Blauman à bord, Kaufman avait imaginé un plan truffé d’autant de points faibles qu’il y a d’asticots dans une pomme pourrie, mais il n’y voyait aucune alternative.

« Que se passe-t-il là dehors ? demanda Marbet.

— On a rassemblé l’équipage pour l’informer des changements en cours. Le nouveau commandant, Blauman, fait tourner les hommes aussi vite que possible. Isolés les uns des autres et heureux de partir, ils sont beaucoup moins susceptibles de contester quoi que ce soit. Même chose pour les officiers subalternes. Le Murasaki quittera probablement cet endroit dès qu’ils auront retrouvé l’artefact ; nul doute que Blauman s’y emploie en ce moment même. Magdalena va rappeler son vaisseau, elle n’a pas le choix. Il leur est très facile de le rattraper et de le capturer. »

— Pourquoi ne pas faire sauter le Sans Merci ? Et l’artefact avec lui ? demanda Marbet.

— Je pense que l’artefact est impossible à détruire. Rappelez-vous : il s’est auto-protégé contre les faisceaux de proton ou les bombes nucléaires dont nous l’avons bombardé. Comment espères-tu t’y prendre ? protesta Capelo.

— Mais tu connais les intentions de Pierce ! Il veut le conduire dans le système natal des Faucheurs, le régler sur le nombre premier treize et détruire leur étoile ! »

Sans aucune trace de son ironie habituelle, Capelo dit lentement : « C’est bien pour cela que nous retournons secrètement et à toute vitesse dans le système solaire, non ? Pour empêcher Pierce d’agir, en alertant la presse. Si les médias protestent, il n’osera pas prendre le risque que les Faucheurs règlent leur artefact sur le nombre premier treize dans le même système stellaire.

— Non, ce n’est pas ainsi que nous allons procéder », le contra Kaufman.

Les deux autres ouvrirent de grands yeux.

« J’ai réfléchi, reprit-il. Je ne crois pas possible d’atteindre le système solaire à bord de l’aviso de Magdalena avant l’arrivée des troupes de Pierce et de l’artefact dans le système des Faucheurs.

— Nous prendrons de l’avance, si nous quittons cette boîte de conserve aujourd’hui ! rétorqua le physicien. La marine doit d’abord décharger l’artefact du vaisseau de Magdalena, puis obtenir autorisations et autres foutaises pour emprunter les tunnels entre ici et le système des Faucheurs. Combien y en a-t-il ?

— Cinq.

— Et combien jusqu’au Système Solaire ?

— Huit. Magdalena n’a obtenu les autorisations de Blauman que pour les trois premiers, jusqu’au système d’Artémis. Il veut qu’elle s’en aille, mais il ne veut pas qu’elle arrive dans le système solaire avant que Pierce ait accompli son acte héroïque.

— Soit, dit Capelo. Nous possédons tout de même une avance, et…

— Écoutez-moi, vous deux ! reprit Kaufman. J’ai eu le temps de bien y réfléchir. Ça ne marchera pas, Tom ! Il n’y aura pas “d’autorisation et autres foutaises pour traverser les tunnels”. Pas cette fois. Pierce aura organisé tout ceci à l’avance, pour pouvoir partir dès qu’il aura trouvé l’artefact. Il prévoit une attaque surprise, vous ne le voyez pas ? Les attaques surprise reposent sur la vitesse d’exécution et une planification rigoureuse, c’est de la tactique militaire de base. Pierce veut mettre le système solaire devant un fait accompli – “Regardez ! La guerre est finie ! Le système des Faucheurs est détruit !”

« Nous, d’autre part, nous dépendons des négociations de Magdalena pour traverser cinq tunnels au moins sans être identifiés voire même tués. Et une fois du côté Sol du tunnel spatial #1, nous aurons encore à convoquer la presse, à convaincre les journalistes que nous ne sommes pas des marioles et à attendre que les paquets de données des informations atteignent Mars et la Terre. Cela ne marchera pas. Nous n’avons pas le temps. »

Marbet intervint : « Alors nous sommes impuissants. Nous ne pouvons éloigner l’artefact de la marine, et nous ne pouvons mobiliser l’opinion. Mais… L’artefact des Faucheurs sera sûrement réglé sur le nombre premier onze ? Leur système solaire serait protégé quoiqu’il arrive, et nous aboutirions à une impasse !

— Sauf que nous savons que ces enfoirés déplacent leur artefact, intervint Capelo. Ils ont frit tout le système viridien, vous vous souvenez ? Peut-être ont-ils emporté leur artefact ailleurs en prévision d’une attaque. Si c’est le cas, Pierce va dans leur système et le détruit. » Son ton devint amer : « Et alors, serait-ce vraiment un si grand mal ? Ils sont l’ennemi, vous savez. Ils ont tué des millions d’entre nous. »

Compatissante, Marbet posa une main sur le bras de Capelo.

Kaufman réprima son impatience. Ses amis ne considéraient pas la situation dans son ensemble, mais il allait avoir besoin de leur appui. Et de celui de l’imprévisible Magdalena, au moins pour le moment. « Tom, s’il s’agissait juste de frire le système des Faucheurs, cela ne nous tracasserait pas autant. Mais toi, plus que quiconque, tu sais ce qui arrivera à l’espace-temps si nous réglons l’artefact sur treize dans leur système et qu’ils font de même avec le leur.

— Mais peut-être n’iront-ils pas jusque-là, soutint Marbet. Après tout, eux savent déjà ce qui arrivera au tissu de l’espace-temps… ils nous l’ont dit, tu te rappelles ? Peut-être qu’ils ne riposteront pas. »

Capelo renifla : « Et qu’ils nous laisseront gagner ? Réfléchis, femme. Les Faucheurs ne communiquent jamais, même pas pour nous dire pourquoi ils nous font cette foutue guerre. Ils ne font jamais de prisonniers. Ils ne se font jamais prendre prisonniers. Ils activeront l’artefact pour nous entraîner dans leur perte. Mais ce sera lent… Rappelez-vous, l’onde qui reconfigurera le tissu de l’espace tridimensionnel voyage à la vitesse de la lumière.

— Alors espérons que l’artefact des Faucheurs se trouvera bien dans leur système, réglé sur onze. De cette façon, c’est l’impasse, conclut sombrement Marbet.

— Non. Vous ne comprenez pas, dit Kaufman.

— Ah bon ? Et quoi donc ? intervint Capelo d’un ton sceptique. Une force irrésistible confrontée à une défense inébranlable, et tout le monde rentre à la maison. Nous devrions peut-être faire de même, si cette dévoyée de Magdalena ne se débarrasse pas de nous dans quelque coin isolé de l’espace. »

Kaufman pensa à ce qui pouvait mal tourner… autrement dit tout. « Surprise et planification rigoureuse », avait-il déclaré à Tom Capelo. Son idée, c’était tout le contraire. Précipitation, geste désespéré, risques énormes, et la plus grande victoire à la Pyrrhus jamais obtenue. Mais ils n’avaient pas d’autres options, et pas de temps à perdre.

« J’ai un autre plan. Certaines informations militaires ne vous sont pas connues. Il nous reste peu de temps avant que Magdalena ne vienne nous chercher, alors écoutez-moi attentivement. Certaines de ces données sont classées top secret et nécessitent des autorisations plus hautes que celles dont vous disposez tous les deux.

— Et bien, quel honneur ! s’exclama Capelo.

— Vous savez que l’un des tunnels partant du système de Caligula, le tunnel #437, donne sur le système d’Allenby. C’est par là que nous sommes venus : il n’existe pas d’autre route vers Monde. Le système d’Allenby est désert. Trois géantes gazeuses, pas d’Humains, pas de Faucheurs. Il comporte un second tunnel qui orbite assez loin du premier, anormalement loin, c’est pourquoi on a mis tant de temps à le découvrir : le tunnel #210, le tunnel Allenby-Artemis, et nous l’avons également emprunté.

— Est-ce un récit autobiographique ? » demanda Capelo ; Kaufman, une nouvelle fois, passa outre le sarcasme. Tom ne pouvait s’en empêcher. C’était sa seule défense contre la peur.

« Le système d’Artémis est vaste. Une planète et une lune colonisées, une station spatiale, une importante présence du CDAS. Nous nous y sommes ravitaillés. Ce système possède cinq tunnels, ce qui en fait un carrefour pour les Humains. L’un de ces tunnels est celui que nous emprunterions pour retourner vers Sol. Artémis serait une cible prioritaire en cas d’attaque des Faucheurs, et tout le monde pense que c’est pour cela que l’armée s’y trouve présente en si grand nombre. Et tout le monde a raison, mais seulement en partie. L’un des tunnels, le #218, n’est jamais reconfiguré ni utilisé. C’est sans doute l’endroit le plus fortifié de la galaxie, après le tunnel spatial numéro un de Sol.

— Le #218 mène au système d’origine des Faucheurs, dit calmement Marbet.

— Non, pas directement, répliqua Kaufman. Ce serait un peu trop près de chez eux. Le tunnel #218 débouche sur un système sans nom que les militaires désignent sous l’appellation Q. Il est désert, et comprend deux tunnels. L’un d’eux est le #218, l’autre est le #301. Le #301 mène au système des Faucheurs. Je vais vous faire un schéma. »

Kaufman traça du doigt un trait sur le sol, mais il n’y avait pas de poussière. Foutu système d’assainissement de l’air ! Silencieusement, Marbet tira un écran portable de la poche de sa combinaison et le lui tendit. Kaufman dessina à grands traits le schéma suivant :

 

Vers Sol

 

Kaufman rajouta, conscient de l’importance des informations secrètes qu’il était en train de divulguer : « Nous avons un accord avec les Faucheurs : nous avons convenu de ne pas nous rendre dans l’espace de Q. »

Capelo se redressa contre la cloison : « Un accord ? De quoi parles-tu ? Ils ne communiquent jamais avec nous ! »

— Effectivement. Il s’agit d’un accord tacite. Nous avons mené quatre batailles dans le système de Q. L’idée était de les refouler dans leur système d’origine, mais cela n’a pas marché : ils ont rasé le système viridien, ce qui signifie que leur système natal comporte au moins deux tunnels, le #301 et un autre. Et nous avons perdu les quatre batailles. Pire, nous les avons perdues face à un seul vaisseau de guerre. Leur artefact était à bord, réglé sur deux.

— Le bouclier disrupteur de faisceaux. Aucun de nos vaisseaux n’a pu l’atteindre.

— Exact. Il n’a eu qu’à détruire nos vaisseaux, l’un après l’autre. Quatre fois de suite. » Kaufman resta un moment silencieux. Le CDAS avait perdu des hommes de valeur dans ces batailles ; il en avait connu certains. « Suite à quoi, nous avons cessé d’emprunter le tunnel #218 pour nous rendre dans l’espace Q. »

Capelo, qui regardait le croquis dessiné à l’écran, demanda : « Pourquoi les Faucheurs n’ont-ils pas pris ce tunnel pour aller dans le système d’Artemis ? Avec leur artefact réglé sur deux à bord, ils étaient protégés. Nous n’aurions pas pu les stopper. Il leur suffisait ensuite de passer sur le réglage treize pour détruire Artémis.

— Ils auraient pu. Au lieu de quoi ils ont frit le système viridien. Nous pensons que c’était un test. Ils ignoraient, tout comme nous, que le réglage treize allait entraîner la destruction de tout un système. C’était de la théorie, et ils ont mis la théorie en pratique. Détruire le système d’Artémis aurait pu être l’étape suivante. Sauf que… c’est à ce moment-là qu’ils ont appris que nous avions nous aussi un artefact. Ils scannent nos communications, vous savez. Nous ne savons ni où ni comment, mais ils se débrouillent mieux que nous dans ce domaine. Nous n’avons jamais pris les mesures nécessaires pour déchiffrer leur langage. Les Faucheurs ont donc découvert que nous avions également un artefact.

— Et ? » le relança Capelo.

Marbet devina plus vite que le physicien ce qui motivait l’ennemi : « Ils se sont dit que nous risquions d’apporter notre artefact dans leur système d’origine par un tunnel différent. Ils se sont dit que nous avions peut-être découvert des itinéraires alternatifs…

— Ils se trompent, mais ils l’ignorent, dit Kaufman.

— … et ils ont donc rapporté leur artefact dans leur monde d’origine pour le régler sur onze. En mode protection. Nous voici de nouveau dans une impasse.

— Ça se peut, mais il existe une autre possibilité.

— À mon avis, ce ne sont que des spéculations, dit Capelo.

— Ça te va bien de dire ça, Tom, toi dont le métier consiste justement à transformer la spéculation en théorie et la théorie en fait », jeta Marbet d’un ton cassant.

Capelo eut un rire contraint. Kaufman sourit à Marbet, son premier véritable sourire depuis la dispute. Il reprit : « L’autre ou les autres tunnels de leur système d’origine mènent sans doute à des colonies faucheuses, ou du moins à des avant-postes militaires. Les Humains ne sont jamais apparus à aucun d’entre eux. Donc, le temps passant, les Faucheurs en ont déduit que nous connaissions un seul chemin vers leur système d’origine : celui qui passe par l’espace de Q. Et ils pensent que nous ne sommes même pas sûrs de cet itinéraire, car aucun Humain n’est jamais revenu vivant pour confirmer cette information.

« De plus, les deux parties semblent être parvenues à un genre d’accord tacite : les Humains n’empruntent pas le tunnel #218 pour se rendre dans l’espace de Q, car il est trop bien fortifié. Et les Faucheurs n’utilisent pas le tunnel #218 en sens inverse pour aller dans le système d’Artémis, car notre côté du tunnel est tout aussi fortifié. Personne ne peut gagner. Nous poursuivons la guerre ailleurs.

— Mais Lyle, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu penses que Pierce ne se retrouvera pas dans une impasse s’il emporte notre artefact dans leur système. Il le règle sur treize, ils se défendent sur onze, et rien ne se passe, voilà tout, intervint Marbet.

— Ce n’est pas tout. Nous savons que lorsque l’artefact, réglé sur un ou sur trois, est utilisé comme une arme, il se forme une zone autour de lui, zone qui n’est pas affectée. Elle ne se déstabilise pas. Nous le savons depuis le premier test de Syree Johnson, qui se trouvait près du premier artefact et n’a pas été touchée ; mais sa navette, plus éloignée, si. Le pilote de la navette est mort. Chaque atome au nombre atomique supérieur à soixante-quinze a été brièvement déstabilisé. Pendant cette courte période, ces atomes ont projeté un nombre invraisemblable de particules alpha. Les réglages sept et treize déstabilisent ceux qui ont un nombre supérieur à cinquante. Il existe peut-être également une “zone de sécurité” immédiatement autour de l’artefact réglé sur ces nombres, ce qui expliquerait pourquoi le vaisseau faucheur qui l’a transporté dans le système de Viridian n’a pas été détruit lui aussi.

— Pas nécessairement, contra Capelo. Ils ont pu envoyer l’artefact dans le tunnel avec un détonateur prévu pour activer le réglage treize. Il explose, le système de Viridian est frit, ils attendent que l’onde se dissipe, puis retournent dans le système récupérer leur artefact. Nous y sommes bien allés plus tard pour prendre depuis l’espace des photos haute résolution de la colonie de Viridian. »

Kaufman les avait vues. Il écarta ce souvenir. « Oui, les choses ont pu se dérouler ainsi, Tom. Ou alors il y a une zone de sécurité autour de l’artefact, avant que l’onde ne fasse effet. Nous l’ignorons. Mais voici mon hypothèse : les Faucheurs en savent plus que nous là-dessus, parce qu’ils ont frit un système stellaire sur le réglage treize et pas nous.

— Effectivement, renchérit Capelo, parce que notre artefact se trouvait dans le Murasaki pour que je puisse le sonder grâce à mon scalpel mental. Les crétins. »

Il fallait laisser fulminer le physicien, Kaufman le savait d’expérience : c’était la seule façon d’obtenir de lui qu’il se conforme à son plan. Mais ces interjections leur coûtaient un temps précieux. Kaufman se mit à parler plus vite :

« Les Faucheurs maîtrisent mieux le fonctionnement de l’artefact que nous. Ils savent que nous ne connaissons qu’un seul itinéraire pour aller dans leur système d’origine. Nous avons essayé à de multiples reprises de trouver un second tunnel d’accès, sans succès. Donc s’ils protègent le tunnel espace-de-Q/système-natal-des-Faucheurs, ils sont complètement en sécurité. À moins que, comme ils l’ont fait, nous nous ouvrions la route à coups de canon, avec notre artefact réglé sur deux à bord.

« C’est vrai : ils peuvent très bien conserver leur artefact réglé sur onze pour protéger leur système d’origine, mais cela ne nous empêcherait pas d’y mettre les pieds. Or, ce que nous savons des Faucheurs nous dit qu’ils ne le supporteraient pas. C’est la forme de vie la plus xénophobe connue. Notre hypothèse est qu’ils feront tout pour nous maintenir hors de leur système stellaire. Marbet, tu es le seul être humain à avoir réellement pu communiquer avec un Faucheur, et il ne t’a absolument rien dit jusqu’à ce que tu lui révèles que nous avions nous aussi un artefact. Il a alors voulu transmettre le message suivant : “Ne vous avisez jamais de réunir les deux artefacts et de les déclencher dans le même système !”

— Viens-en au fait, c’est dur par terre, dit impatiemment Capelo.

— Le fait est, Tom, que la stratégie militaire des Faucheurs et leur psychologie nous apprennent toutes deux la même chose : leur artefact ne se trouve pas dans leur système natal, réglé sur onze. Il est dans l’espace de Q, leur “avant-cour”, réglé sur le nombre premier deux pour protéger le vaisseau ou la station qui l’héberge ; et si jamais nous remettons un pied dans cette avant-cour, ils nous vaporiseront avec des armes conventionnelles ou des bombes atomiques, tout en restant eux-mêmes protégés. Si par chance nous parvenons à emporter notre artefact dans le système de Q, ils le sauront car leurs armes seront inefficaces contre notre vaisseau. Dans ce cas ils régleront leur artefact sur treize pour faire frire le système de Q tout entier, sauf eux-mêmes dans la zone de sécurité. Quand l’onde sera passée, ils récolteront notre artefact, s’il existe encore, et les voici avec deux artefacts. Et si le nôtre n’existe plus, les Faucheurs auront alors en leur possession le seul artefact existant. Plus rien ne les empêchera d’aller faire frire Sol.

— Seigneur, s’exclama Marbet. Stefanak connaissait-il cette hypothèse ?

— Bien sûr. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais cherché à utiliser son artefact pour attaquer le système des Faucheurs. Stefanak était ambitieux et sans pitié, mais pas idiot.

— Pierce n’est pas stupide non plus, dit Marbet.

— C’est vrai, mais contrairement à Stefanak, il ne s’intéresse ni à la science ni à la technique, répliqua Kaufman. Tom, je ne pense pas que Pierce croie en ta théorie de la probabilité. Pour lui, ce sont juste des élucubrations embrouillées sans aucun but pratique. Il croit en la destruction par l’artefact d’objets matériels comme les planètes, parce qu’il en a vu le résultat concret. Pour lui, la destruction de l’espace-temps reste une chose abstraite.

« Quoi qu’il en soit, il pense que les Faucheurs ne régleront jamais leur artefact sur treize dans un système où se trouverait notre artefact, parce que nous pourrions faire de même, et que les Faucheurs, eux, croient réellement ce charabia concernant la destruction du tissu de l’espace. Ils y croient assez pour te l’avoir dit, Marbet, afin d’éviter que cela se produise par mégarde. Donc Pierce est persuadé qu’ils n’oseront jamais régler leur artefact sur treize dans le système de Q, et que s’ils le font, il y a de grandes chances pour que rien ne se passe.

— Il est cinglé ! s’exclama Capelo.

— Oui, et je pense que c’est exactement ce qu’il s’apprête à faire : emporter l’artefact dans le système de Q et une fois là-bas, le régler sur le nombre premier treize, pour exterminer les unités faucheuses. Peut-être dans le dessein de s’emparer ensuite de leur artefact, mais peut-être pas. Dans les deux cas, le vaisseau de Pierce attendra jusqu’à ce que l’onde se soit suffisamment dissipée, puis empruntera sans entrave le tunnel #301, et frira le système faucheur sans défense.

— Alors Pierce a tort. Les Faucheurs détecteront que notre vaisseau a réglé l’onde sur treize… le peuvent-ils ? Avant qu’elle les atteigne ? Je croyais qu’elle voyageait à la vitesse de la lumière, dit Marbet.

— C’est bien le cas. Non, ils ne sauront pas qu’elle arrive avant qu’elle les atteigne. Mais rappelle-toi la manière dont elle fonctionne, Marbet. Tous les atomes au nombre atomique supérieur à cinquante vont être déstabilisés, mais pas instantanément. Les atomes émettront plus de radiations alpha que d’habitude, puis encore plus, etc. Ils auront le temps de régler leur artefact sur treize, en particulier s’ils l’ont bricolé pour qu’il se déclenche automatiquement avec un dispositif composé d’atomes au nombre atomique inférieur à cinquante. Rien de plus simple.

— Donc ils constateront que nous venons raser leur système stellaire d’origine, et ils choisiront de détruire l’espace-temps.

— Et pourquoi pas ? De cette manière ils sont sûrs de nous entraîner avec eux, rajouta Kaufman.

— Mais Pierce doit savoir tout cela ! s’écria la jeune femme.

— Je te l’ai dit Il n’y croit pas. Il compte sur l’un des trois scénarios suivants : premièrement, l’artefact des Faucheurs est réglé sur onze dans leur système d’origine et les protège ; de cette façon, il se retrouve dans une impasse mais n’a rien perdu. Ou bien, deuxièmement, leur artefact est dans le système de Q, il n’y a pas de zone de sécurité, et il détruit leurs vaisseaux et le sien. Il aura frit le système de Q, et en un tour de main il ramasse un voire deux artefacts, avant même que les Faucheurs, de l’autre côté du tunnel #301, n’aient appris ce qui s’est produit. Ou alors, troisièmement, leur artefact est dans le système de Q mais l’ennemi respecte trop l’avis de ses physiciens pour prendre le risque de détruire l’espace-temps. Ils ne peuvent donc pas arrêter Pierce ; protégé par le réglage deux, il prend le tunnel suivant et va frire la planète d’origine des Faucheurs.

— Tu n’en sais rien, Lyle. Toi, Stefanak et Pierce vous ne faites que tourner dans tous les sens des scénarios purement hypothétiques, protesta sombrement Capelo.

— Exact, mais un seul de ces scénarios est acceptable. Le troisième n’aura pas lieu : les Faucheurs détruiront l’espace-temps plutôt que de laisser les Humains remporter la victoire. Stefanak le savait. Pierce est trop égocentrique pour le voir. Il veut consolider son pouvoir en devenant le plus grand héros de guerre de l’histoire de l’humanité.

« Le deuxième scénario, les deux artefacts réglés sur treize dans le même système stellaire, aura pour résultat un effondrement transitionnel qui modifiera tellement l’espace-temps que personne, Humain, Faucheur ou bactérie, n’y survivra. Inadmissible.

« Le seul scénario acceptable, c’est l’impasse. Je pense qu’en ce moment l’artefact des Faucheurs n’est pas dans leur système d’origine, réglé sur onze pour les protéger. Je pense que l’artefact des Faucheurs se trouve dans le système de Q, et les conseillers militaires plus rationnels du régime de Stefanak me rejoignaient apparemment sur ce point. Il faut donc convaincre les Faucheurs de déplacer leur artefact et de changer sa programmation. »

Capelo et Marbet dévisagèrent Kaufman. Dans l’espace exigu entre la cloison et la machinerie, bouches bées et pétrifiés, ils ressemblaient à des poupées impuissantes. Capelo prit finalement la parole : « Et qui va aller les convaincre ?

— Nous », dit Kaufman ; et il leur expliqua son plan dément.